Les rideaux sont tombés sur ce qui est appelé, communément,« le procès da la décennie » (2009-2019) impliquant l’ancien président Mohamed Ould Abdel Aziz et plusieurs hauts commis de l’Etat dont deux anciens Premiers ministres, des ministres et des directeurs de grandes entreprises publiques. Un procès singulier de par son enclenchement, sa durée, la nature du tribunal chargé de le juger, la controverse juridique sur certaines procédures et, principalement, sur les verdicts qui viennent de tomber et qui ont pris de cours bon nombre d’observateurs, tant à l’intérieur du pays qu’à l’étranger.
Avant de revenir sur le long film tragi-comique de ce procès, à l’image d’une pièce de Molière, rappelons d’abord le prononcé du jugement qui a étonné plus d’un. Car, n’eut été la condamnation – attendue – d’Ould Abdel Aziz, pris pour cible dès le départ, et bouc-émissaire pour une période dont il avait été certes le Chef incontesté mais loin d’en assumer, seul, les dérives, on n’aurait pu dire : tout ça pour ça ?
Tout est parti, quelques mois après la passation du pouvoir entre les «deux Mohamed», Ould Abdel Aziz et Ould Ghazouani, frères d’armes sur plus de quarante ans, généraux à la retraite, président sortant et un autre entrant. Déjà, au Parti UPR (devenu plus tard El Insaf), dans l’administration et au sein même de la Plèbe, pourtant apolitique à 80%, le schisme s’est fait voir. Entre ceux qui veulent la continuation du «Nehj» (orientation politique du régime) et ceux qui ont déjà prêté allégeance au président qui arrive, après avoir applaudi, une décennie durant.
Au sortir du procès, le 04 décembre, au terme d’un jugement qui aura duré une année – et d’une « affaire Aziz » qui a commencé, dès la prise de fonction de l’actuel président Mohamed Ould Cheikh El-Ghazouani, l’ancien chef de l’Etat a la coupe pleine : le juge de la Cour criminelle chargée des crimes de corruption l’a finalement condamné à 5 ans de prison, ainsi qu’à la confiscation de ses biens et à une peine d’inéligibilité pour enrichissement illicite et blanchiment. Ses huit co-accusés dont son gendre, Mohamed Ould Msabou, ont écopé de peines avec sursis, ainsi que de la confiscation de leurs biens et de leurs droits civiques. Le sort réservé à ces deux anciens Premiers ministres, Mohamed Salem Ould Béchir et Yahya Ould Hademine, ainsi que son ancien ministre du Pétrole Taleb Ould Abdi Vall, est, étrangement tout autre : une relaxe pure et simple !
Si le magistrat n’a pas suivi les réquisitions du procureur qui, le 24 octobre, avait réclamé une peine de 20 ans de réclusion contre celui qui est devenu, au fil des mois, l’accusé numéro un, il a aussi, contre toute attente, acquitté des personnes dont le sort semblait pourtant lié à celui de l’ancien président, pour le meilleur et pour le pire. On peut en effet difficilement comprendre que, même étant président de la République, Ould Abdel Aziz qui n’était pas ordonnateur des budgets de ses anciens ministres, écope, seul, d’une si lourde peine, à l’image d’un Ali Baba des temps modernes, alors que les 40 voleurs s’en sortent miraculeusement.
Les avocats vont faire appel de cette décision
Mohamed Ould Abdel Aziz connu par les Mauritaniens et le reste du monde, notamment les dirigeants des pays de l’Union européenne, pour être un baroudeur dans l’âme, qui ne s’avoue jamais vaincu, même quand le sort semble s’acharner sur lui, continue à clamer son innocence. Contre le verdict, ses avocats sont décidés de faire appel.
Actuellement gardé dans un appartement de Nouakchott, Mohamed Ould Abdelaziz a déjà été incarcéré près de dix-huit mois. Ses soutiens continueront, sans doute, à réclamer sa libération, qui pourrait prendre la forme d’une grâce présidentielle ou être l’aboutissement d’un jugement de la Cour d’appel ou, en dernier recours de la Cour suprême, considérant qu’il s’agit d’une cabale politique contre un homme qui dérange. Ce que confirme en fait le retour sur le film des évènements d’une affaire qui avait commencé en citant près de 300 personnes impliquées, à tort ou à raison, dans un supposé scandale de plusieurs dizaines de milliards d’ouguiyas. Ould Abdel Aziz qui continue à clamer haut et fort son innocence affirmant qu’il n’y a pas une ouguiya provenant des caisses de l’Etat dans sa fortune, est accusé d’avoir amassé un butin considérable estimé, d’après les conclusions de l’enquête, à 90 millions de dollars (35 milliards d’anciennes ouguiyas au taux de change actuel). L’ancien chef de l’État a toujours dit que ce chiffre avait été exagéré, assurant avoir déclaré son patrimoine lors de son arrivée et de son départ de la présidence. Il a d’ailleurs nié jusqu’au bout les accusations portées contre lui et dénoncé un complot visant à l’empêcher de continuer à faire de la politique.
Au début d’un procès parti pour durer, la bataille procédurale avait été engagée par les avocats de la défense qui dénonçaient un procès « politique ». L’ancien président mauritanien ne peut être jugé que pour haute trahison, selon l’article 93 de la constitution mauritanienne, clamait l’avocat français, Antoine Vey, l’ex-associé d’Éric Dupond-Moretti, le garde des Sceaux d’Emmanuel Macron, dernier renfort engagé par Mohamed Ould Abdel Aziz. Maître Ciré Cledor Ly, arrivé directement de Dakar parlait, lui, de « discrimination » dans le traitement des prévenus, soulignant qu’Aziz a été reconduit à la prison, sous haute surveillance d’éléments de la brigade antiterroriste, alors que ses co-accusés étaient placés en résidence surveillés !
La compétence de la cour criminelle mise en cause
Le « procès de la décennie » s’est ouvert le 25 janvier à Nouakchott contre Mohamed Ould Abdelaziz (au pouvoir de 2009 à 2019) pour, entre autres, « corruption, blanchiment d’argent, enrichissement illicite, dilapidation de biens publics, octroi d’avantages indus et obstruction au déroulement de la justice ». Après avoir essayé, par tous les moyens en sa possession, de laisser l’actuel président de la République en dehors de ce qu’il considère comme une « mise à mort » politique orchestrée par un lobby qui a toujours cherché à diviser les deux anciens compagnons, Aziz a fini par lâcher une véritable bombe médiatique : Le 27 novembre, lors de sa dernière intervention à la barre, il a joué son va-tout en mettant directement en cause le président Mohamed Ould Cheikh El Ghazouani. Aziz a en effet assuré que l’argent qu’il est suspecté d’avoir détourné provient en réalité de deux dons en espèces d’un total de 11 millions d’euros que lui aurait fait son successeur, et qui constituerait un reliquat du financement de la campagne présidentielle de 2019.
Il a ajouté que l’actuel dirigeant lui aurait également donné 50 voitures, faisant partie d’un lot de 100, commandé durant la même période mais arrivé trop tard. Dans un pays « normal », une telle accusation aurait dû susciter un certain émoi et intéresser les juges, même si il est peu probable qu’on puisse appeler à témoigner un président en exercice. Mais c’est déjà un pavé dans la marre du président Ghazouani, quand celui-ci arrivera, comme Aziz, au terme de son second mandat ! Un autre procès en vue ? L’avenir nous le dira.
Déjà en campagne électorale, au vu des visites qu’il entame dans les wilayas (Tiris Zemmour, Hodh Chargui, Gorgol, Brakna), Ould Ghazouani doit se prononcer sur cette affaire où son ancien ami l’a accusé ouvertement d’être au même niveau de délation qui lui par ce partage d’argent et de voitures dont on ignore la provenance. Le procès donne donc l’impression de ne pas être fini avec le prononcé des verdicts condamnant Mohamed Ould Abdel Aziz et certains de ses proches. La justice ne devrait-elle pas chercher à y voir plus clair ? Si elle ne le fait pas, elle ajoute une suspicion à la suspicion. Elle donne raison à ceux qui doutent de son indépendance. Le procès du procès en fait. Elle donne une certaine crédibilité aux accusations de Mohamed Ould Abdel Aziz qui, dès le départ, dénoncé une machination politico-judiciaire cherchant à l’accabler parce qu’il refuse de s’éclipser politiquement. Il a toujours évoqué, pour une première défense, l’article 93 de la Constitution lui garantissant l’immunité présidentielle – un argument qui a longtemps concentré les débats entre le camp du président Aziz et celui du pouvoir qui a mobilisé, sans doute au prix fort, une soixantaine d’avocats dont le bâtonnier de l’époque Me Ebety ! C’était, déjà, une affaire dans l’affaire. La polémique qui s’en est suivie constituait le prolongement de celle qui était née, dès le départ de l’affaire, avec la constitution même d’une commission d’enquête parlementaire qui avait tout l’air d’être une mise en œuvre, tardive, de celle brandie par la fronde contre le pouvoir de feu Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi (Sidioca), durant la crise de 2008, et dont les principaux protagonistes sont ceux-là même qui se dressaient, fin 2019, contre Aziz !
Interrogations de l’opinion publique
Les répercussions d’un procès dont l’issue n’est peut-être pas encore finale sont lourdes de conséquences. Les « gagnants » d’aujourd’hui, ceux qui ont réussi à faire condamner Mohamed Ould Abdel Aziz et à le faire passer pour un vulgaire « voleur » des deniers publics, doivent savoir que la partie est loin d’être gagnée. Les soutiens d’Ould Abdel Aziz, nombreux, s’organisent. Un ancien ministre qui lui ait resté fidèle s’apprête à lancer un parti politique se réclamant de son « nehj ». Cela ne doit rien à voir avec ce « front » qui, il y a quelques jours, avait déclaré, à partir de l’étranger, son projet de mettre un terme au pouvoir de Mohamed Ould Ghazouani. Mais, plus important que tout cela, la sensation – le sentiment plutôt – qu’a l’opinion publique d’un procès parti pour être celui d’un pouvoir, d’une décennie tout entière et qui a fait piiiitch,
Personne ne peut croire qu’Ould Abdel Aziz soit seul coupable, alors qu’il y avait suspicion, au départ, sur toute une décennie. Des hommes et femmes qui étaient dans des positions stratégiques, tant du point de vue économique que politique, ont été « sortis » de l’enquête, bien avant le procès, alors que d’autres viennent de bénéficier d’un étonnant non lieu ! L’opinion publique nationale, même si elle ne le crie pas sur les toits, se sent abusée – désabusée – parce que, se fiant à son propre jugement, elle sait qui est qui et, surtout, qui a fait quoi.
A l’approche de la présidentielle, cette opinion publique peut chercher à se débarrasser d’un pouvoir qui a fait preuve de ses capacités de recyclage en reconduisant pratiquement tout le personnel politique d’un président qu’il voue aujourd’hui aux gémonies. Le sentiment que le peuple n’a pas de mémoire est trompeur, surtout quand on voit la triste histoire qu’Ould Abdel Aziz est en train de vivre. Qui aurait cru que l’homme qui a gouverné la Mauritanie d’une main de fer, entre 2009 et 2019, allait être aujourd’hui celui que la classe politique de la Majorité accable, comme si elle n’a jamais soutenu ses orientations et réclamé son maintien, même en enfreignant la constitution, par un troisième mandat qu’il a volontairement fini par abandonner ?
Un dangereux précédent ?
On pourrait même imaginer aussi qu’un président pourrait vouloir ne pas partir, à l’issue de ses deux mandats, s’il sait qu’il court le risque d’être trainé devant la justice ! Les propos de l’un des 60 avocats mobilisés par le pouvoir contre Aziz peuvent faire jurisprudence : « «Au terme de son mandat, un ancien président redevient un simple citoyen, justiciable, contre lequel un procès public peut être intenté devant les tribunaux ordinaires».
Après plus de dix ans à la tête de ce vaste et pauvre pays sahélien de 4,5 millions d’habitants, Mohamed Ould Abdel Aziz avait préparé l’accession à la présidence pour Ghazouani, l’un de ses plus fidèles compagnons, et lui avait cédé la place à l’issue d’élections en 2019, dans la première transition non imposée par la force pour ce pays abonné aux coups d’Etat depuis l’indépendance.
Chacun se dit : Et maintenant ? Qu’il y ait eu procès n’est pas la situation la plus singulière. On sait, par nature, que dans un pays comme la Mauritanie où la bonne gouvernance suit la courbe fluctuante d’une démocratie toujours en construction, il y aura toujours des dérapages, des détournements qui se chiffrent à des dizaines, voire des centaines, de milliards d’ouguiyas. Ce qui doit être regardé, comme suite de cette ténébreuse affaire, ce n’est pas le sort de Mohamed Ould Abdel Aziz, mais bien le traitement que la justice accordera, à l’avenir, aux dossiers portant sur le détournement des biens publics.
Mais il y a également une donne dont on ne semble pas tenir compte : le large écho que le « procès de la décennie » va provoquer – a déjà eu – à l’étranger. Ceci est lié non seulement à la nature de cette affaire et à ce qu’elle porte comme mauvaise image d’une Afrique toujours gangrenée par la corruption mais au fait qu’Ould Abdel Aziz n’a pas été qu’un simple président comme on en voit sous tous les cieux, mais bien celui qui a prouvé qu’un pays du Sahel comme la Mauritanie, s’il y a de la volonté, peut bien faire face à la menace terroriste. C’est en son temps que le G5 Sahel en train de voler en éclats aujourd’hui a connu son âge d’or. Il avait toujours su maintenir la cohésion au sein de cette coalition en ménageant les sentiments des uns et des autres et en ne se rangeant pas de façon systématique derrière les vues de pays occidentaux qui voient en lui un rempart contre le terrorisme. Cet Occident laissera-t-il tomber son « homme du Sahel » ou mettra-t-il la pression, sous la table, pour qu’on le ménage ?
Oud B’yèa
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