Bouleversements des hiérarchies politiques et statutaires (2).
Les délimitations coloniales et les hiérarchies politiques : la disparition des dépendants ‘iyyâl.
Durant les années 1860, l’amîr du Trârza était Sidi Mbayrika des Awlâd Ahmad min Daman. Il avait pris ce titre après l’assassinat de son père, Muhammad Lhabib, qui avait dominé l’Ouest de la gibla pendant plus de trente ans. Muhammad Lhabib avait construit une coalition puissante qui englobait sa propre qabîla avec la faction politique dominante wolof au sein du Waalo.
Le ciment qui avait permis de tenir cette coalition ensemble était la loyauté d’un puissant groupe semi-nomade connu collectivement sous le nom de ahl al-gibla (« les gens du Sud »). Les ahl al-gibla étaient composés des Awlâd Banyug, des Awlâd Bu‘ali, des Jakbaji, des Zambutti, des Awlâd Khlifa et des Awlâd Akshar.
Étant des médiateurs classiques, les ahl al-gibla revendiquaient des origines arabes, mais étaient immergés dans le monde culturel de la vallée. Ils parlaient wolof aussi bien qu’arabe et passaient la plupart de leur temps dans la vallée, en cultivant et en se mariant avec leurs voisins du Waalo (Taylor 1996, 2000). Durant la guerre de conquête coloniale de 1855-1858, Faidherbe reconnu l’importance politique des ahl al-gibla et leur délivra un traitement particulier.
Soumis à une pression intense, ils abandonnèrent Muhammad Lhabib pour rechercher une alliance avec les Français. La défection de ce groupe laissa l’amîr du Trârza sans autre choix que d’accepter les conditions de paix des Français. Suivant les termes du traité de 1858, il fut mis fin aux razzias et aux tributs au Sud du Fleuve. Ceci alimenta la colère des membres puissants de la qabîla de l’amîr du Trârza dont l’existence dépendait justement de telles activités.
Ceci, associé à la disparition de la coalition du Waalo, ne permit plus à Muhammad Lhabib de contrôler son propre patrilignage. En 1860, il tomba victime d’assassins emmenés par son neveu, le fils de son demi-frère. Sidi Mbayrika reprit le titre de son père et passa les années 1860 à essayer de reconstruire le centre politique du Trârza. Ce faisant, il devait répondre à des demandes irréconciliables. Il devait maintenir des bonnes relations avec les Français, qui contrôlaient à présent des pâturages vitaux sur la rive Sud, et qui étaient également indispensables pour le commerce de la gomme.
En même temps, il tentait d’apaiser les militants des factions Trârza, parmi lesquels se trouvaient des partisans des assassins de son père, qui avaient rejeté le traité avec les Français de 1858 et exigeaient leurs droits de reprendre leurs razzias et leurs collectes de tribut au Sud du Fleuve. Enfin, Sidi Mbayrika tentait également d’obtenir à nouveau l’appui des ahl al-gibla.
Les effets politiques de la nouvelle frontière coloniale
Pour les groupes des ahl al-gibla comme les Awlâd Banyug, la nouvelle frontière posait des choix difficiles. En effet, ils tiraient profit des liens qu’ils avaient entre les communautés des deux rives du Fleuve. Quant les Français commencèrent à exercer leur emprise sur le Waalo au début des années 1860, les Awlâd Banyug décidèrent qu’il était nécessaire de renforcer leurs relations avec Saint-Louis pour protéger leur accès aux pâturages et aux terres agricoles. Les administrateurs Français devinrent de plus en plus réceptifs à leur demande. Au début des années 1860, ils commencèrent à permettre à des groupes alliés aux ahl al-gibla de traverser le Fleuve avec une plus grande liberté.
Ce faisant, ils introduisirent une exception tacite dans leur politique d’interdire les guerriers Trârza de traverser le Fleuve. Ce relâchement sélectif dans la mise en œuvre de la frontière eut pour effet d’accroître le pouvoir des ahl al-gibla dans leurs relations avec les chefs Trârza. Ce point peut être illustré par une dispute impliquant des membres des ahl al-gibla les Awlâd Banyug et les Awlâd Bu‘ali.
En 1863, les Awlâd Bu‘ali et une partie des Awlâd Banyug demandèrent formellement la permission d’immigrer sur la rive gauche. Ils réitèrent la demande l’année suivante avec le soutien de Samba Dien, le chef du Canton du Mbilor, nommé par les Français. Samba Dien, assura le Commandant de Dagana, Martin, que le retour des ahl al-gibla ne posait pas de problème de sécurité était bien accueilli par le chef du village du Waalo.
A la fin de septembre 1864, les deux groupes des ahl al-gibla traversèrent le Fleuve près de Mbagam, accompagnés des quelques-uns de leurs hrâtîn [personnes de statut servile] et par Khayrhum wuld Saddum, un vieux tarjimân [traducteur] de Muhammad Lhabib. En appuyant la demande des ahl al-gibla, Samba Dien avait insisté sur les bénéfices économiques de leur présence dans le Waalo.
À présent, les chefs eux-mêmes mettaient l’accent sur la nature politique de leur demande dans leurs communications avec les Français. Au cours du printemps 1864, Martin reçut une visite de ‘Amar A‘li Fall, chef des Awlâd Bu‘ali, et de Ahmad wuld al-Bu, chef des Awlâd Banyug.
Ils demandèrent la permission d’immigrer au Waalo français en déclarant, comme Martin le rapporta, « qu’ils ne pouvaient plus vivre sous la dépendance du Roi des Trarza.( 2)» Les deux groupes avaient une histoire capricieuse avec Sidi Mbayrika. Leur demande arriva quelque mois après la visite peu amicale de l’amîr des al-Trârza, qui les avait forcé à jurer fidélité et à participer aux campagnes de razzias qu’il souhaitait engager contre les Idaw‘ish du Tagant (3).
Les bénéfices économiques et politiques des alliances entre les Français et les guerriers Trârza
À l’instar des ahl al-gibla eux-mêmes, les autorités françaises voyaient à la fois des avantages politiques et économiques à accueillir des guerriers Trârza amis. Plusieurs années s’étaient écoulées après la guerre de conquête et l’administration coloniale se sentait plus confiante en leur contrôle de la région du Waalo.
A mesure qu’elle devenait moins préoccupée par de menaces réelles ou imaginaires sur leur propre sécurité, les Français se sentaient libres de considérer la pauvreté engendrée par la nouvelle frontière sur les économies et les sociétés locales. Leurs propres alliés dans le Waalo furent prompts à signaler les bénéfices économiques qui pouvaient être réalisés en accueillant les ahl al-gibla.
Samba Dien avait promis que les chefs de village du Waalo accueilleraient bien volontiers les revenus que les immigrants apporteraient, fournissant également des opportunités pour le commerce et pour le développement de l’impôt et des taxes sur le grain. De tels arguments avaient du poids au milieu des années 1860.
Plus d’une décennie de guerre, de famine et de migration de masse avait considérablement appauvri les communautés villageoises tout au long de la vallée — cette période culmine, en 1865, avec la pire famine connue depuis le milieu du XVIIIe siècle [voir Searing, supra]. Il y avait également d’importants bénéfices politiques. En 1864, les autorités françaises en étaient venues à penser que les groupes amis des ahl al-gibla pouvaient constituer une clé stratégique pour peu qu’ils soient maintenus sous une surveillance étroite.
D’un côté, en effet, ils constituaient une source inégalée sur les événements au Trârza. D’un autre côté, la présence de groupes dociles Trârza au Waalo permettait d’offrir un moyen de contrebalancer l’influence de guerriers Trârza plus récalcitrants comme les Ahl Mhammad Shayn ou les Ahl al-Tunsi, qui restaient hostiles à leur perte de tributaires et de dépendants. Enfin, les politiciens Français vinrent dans la présence des ahl al-gibla au Sud du Fleuve, une source de déconfiture pour l’amîr du Trârza lui même, mais aussi un moyen de pression sur celui-ci.
A suivre… /
Mariella villasante
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