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 – C’était le 28 novembre. Depuis plusieurs jours, nous vivions un climat hors de l’ordinaire. Les familles les plus pauvres, avaient sorti toutes leurs économies pour l’occasion.

Les instituteurs, qui ces jours là avaient tous, la mine réjouie et le sourire aux lèvres, nous avaient dit, d’acheter chacun un long « Sirwal » noir, et une chemise blanche.

91863920En ces temps là, le noir et le blanc en Mauritanie, symbolisaient l’harmonie et la beauté d’un peuple. Au lieu de ces ennuyeuses séances de classe, nous passions le temps à nous entraîner, dans la cour de l’école, à la marche militaire.

Mon Sirwal, que nous appelions « less-toumbé », dépassait mes chevilles et me posait quelques problèmes dans la marche. Mais ce n’était pas grave. Je riais d’entendre mes amis m’appeler « le pantalon de Moriba ».

Le temps était à la gaieté et je n’avais qu’à rouler un peu mon pantalon au niveau de la ceinture pour obtenir la taille qu’il fallait…la longueur de la chemise se chargera de cacher mon subterfuge.

Un…deux…. Un …deux…marquez le pas…notre maître Labat ne manquait pas de zèle.

A l’acharnement qu’il mettait à parfaire notre défilé, nous devinions que l’événement était d’une importance capitale. Il avait, lui aussi sorti son boubou des grandes occasions et ses babouches jaunes, témoins de la noblesse de sa lignée et de l’authenticité de ses coutumes. J’avais l’impression pendant ces journées de répétitions qu’il était devenu un autre homme.

Il avait le front plus brillant, la mine épanouie et il semblait que son nez était devenu un peu plus long que d’ordinaire.

A cette occasion, nous avons entendu que Ahmed Lemtarnech avait fait un don pour l’achat des habits, pour tous les élèves de notre école « marché », la seule école du pays naissant, après l’école « justice »…qu’Allah multiplie les grâces pour cet homme généreux, qui ne cesse de semer le bien autour de lui.

Les mannes du ciel étaient descendues sur notre école. Des femmes étaient là, à la porte de l’école, pour assurer notre boisson en eau fraîche, zrig, bissap et notre casse-croûte en pain et chocolat. Notre fournisseur, « Mohamed Mbourou chocolat » était au chômage. En ces jours bénis la nourriture était gratuite.

Les fils du désert, que nous étions, ignoraient l’existence de cette délicieuse matière qu’on nommait chocolat et que nous prononcions « Shi kla. » Il ne fallait surtout pas dire Shi kla à coté des grandes personnes, parce que ce mot que les français ont choisi, pour nommer cette délicieuse chose, voulait dire chez nous « Quelque chose de testicules. »

Il parait qu’un vieux boutiquier, dont les cheveux blancs attestaient et imposaient le respect, s’était emporté violemment quand une jeune fille de rien du tout s’était plantée devant sa boutique, une miche de pain à la main et lui avait demandé « est ce qu’il avait du chocolat », dans notre langue bien sûr.

D’ailleurs il n’était pas indispensable de le nommer. Le manger était largement suffisant… Les papilles gustatives, comprendront à la place des tympans. C’était donc le grand jour, et très tôt le matin, nous étions tous dans l’enceinte de notre école. Mais au lieu de former les rangs devant les portes des classes; Nous étions face à la grande sortie vers cette fameuse place de l’indépendance, que nous avions pendant de longs jours imaginée, sous toutes formes féeriques possibles.

En avant marche…

Les petites files s’ébranlèrent lentement vers la sortie. Jamais je n’avais senti une joie aussi profonde. Mon cœur battait la chamade, tant j’étais heureux. Quand nous abordâmes la grande avenue, je faillis manquer de souffle : la ville n’était plus elle-même.

Des drapeaux verts, frappés d’un croissant et d’une étoile d’or s’étendaient à perte de vue…ils étaient alignés de façon impeccable et se perdaient dans les tresses de l’infini. Le vent battait leur cadence. Les ailes nerveuses de cette marrée verte et dorée chantaient l’hymne national…l’hymne de mon pays…le pays des hommes du boubou et du turban. Les braves du désert, les hommes d’entre les hommes et les fiers d’entre les fiers.

La Mauritanie, la grande Mauritanie battait la cadence de tout l’univers. Mes poumons étaient au bord de l’éclatement. Je tremblais de tout mon corps, et ne savais pourquoi.

Des véhicules militaires nous croisaient. Tous ces soldats en tenue treillis étaient des enfants de mon pays. Ils avaient tous, une auréole de fierté autour du visage. Ils chantaient la liberté, la témérité, la grandeur, la gloire et le courage de ceux qui étaient prêts à tout donner pour leur patrie, sans rien demander en échange.

Au niveau de la banque centrale, nous nous arrêtâmes.

Nous étions, devant la présidence et nous attendions le coup de départ, pour entamer la marche vers la tribune officielle, de l’autre coté ou était assis le président de la république et les dignitaires du pays.

Toutes les formations ouvrières étaient là. Chaque groupe avait porté les tenues exprimant la nature de ce qu’il faisait. La Mauritanie laborieuse s’était parée de ses plus beaux atours. Un avion passa, presque au raz du sol. J’entendis l’un des instituteurs dire :

« C’est un Le nord ». J’en déduisis que chacun des quatre points cardinaux avait son type d’avion. Celui-ci avait la queue en rectangle et je ne pus m’empêcher de penser que la surface d’un rectangle était la longueur multipliée par la largeur.

L’oubli de cette maudite règle de géométrie m’avait par deux fois coûté une bosse au sommet du crâne.

Il parait que cette après midi des hommes, des « Paras », venus de Jreida, vont sauter de ces hauteurs vertigineuses. Fantastique!!! Sauter du ciel pour célébrer les joies de la terre quelle merveille!! Les gosses piaillaient et s’aventuraient de temps en temps, de sortir un peu des rangs pour s’approcher un peu plus, par curiosité, des groupes de travailleurs qui avoisinaient le groupe des élèves. Ils se taquinaient et se faisaient des grimaces, sous l’œil vigilant, mais complice des instituteurs, qui tenaient à afficher dans ce lieu public, « une personnalité intellectuelle » au- dessus de la mêlée.

Il était dix heures sonnantes, quand l’interminable défilé s’ébranla en direction de la tribune officielle. Soudain les visages étaient devenus plus sérieux. Les instituteurs allaient et venaient de la tête à la queue du défilé. Ils organisaient les élèves de façon à ce que l’alignement reste impeccable et homogène.

Les organisateurs de la fête avaient décidé de nous mettre à la tête de la marche pour nous éviter une longue attente sous le soleil. Mais c’était surtout l’occasion pour nous une fois la tribune officielle dépassée de nous aligner au bord de la route pour contempler le reste de la longue procession.

Je martelais le sol très fort. Je ne sentais plus mes pieds. Tout ce qui comptait à mes yeux c’était de bien accomplir mon rôle. Les pieds de cette multitude, sonnant lourdement sur la route asphaltée, exaltaient mes sens et stimulaient mes efforts.

Quelque part, sous les arbres qui jouxtaient la rue, une femme poussa des you-you stridents qui couvrirent la rumeur générale. Une chair de poule collective fit frissonner toute l’assistance et galvanisa toutes les volontés. Le martèlement devint plus sourd et la terre trembla sous les pieds et la volonté de toute une nation en marche. Une nation qui souffle ensemble et avec force dans l’utérus de l’existence, la dignité et la volonté de sa raison d’être.

La Mauritanie, torse bombé et le front brillant annonçait a la terre au ciel et aux étoiles, qu’elle était libre et unie. Les you-you pour le mauritanien racontent une longue histoire de bravoure, de dignité d’honneur et de courage. Aucun citoyen de chez nous ne peut entendre un you-you sans avoir la chair de poule. A ce moment il peut aussi bien donner toute sa fortune, qu’entrer au milieu d’un groupe d’ennemis sans aucune hésitation, ni regrets pour laisser sa vie.

Halte!!

Nous étions maintenant, juste, en face de la tribune officielle. Le président était là. Il était très beau dans son costume national notre président. Quand nous nous sommes arrêtés à son niveau, il s’est levé pour nous applaudir, imité en cela par tous ceux qui l’entouraient dans la tribune…qu’il était beau notre président!! Je ne pouvais me lasser de le regarder. Une étoile de cheveux blancs, brillait au-dessus de son front, comme une médaille accrochée là, par la main du Seigneur.

L’une des institutrices qui nous accompagnaient entonna le chant de l’hymne national, que nous répétions après elle. Chacun de nous avait un petit drapeau vert dans la main et que nous agitions devant l’assemblée.

Le président applaudissait très fort. Il était visiblement très touché de voir toutes ces petites têtes candidates demain pour porter la responsabilité du pays. A un moment, il descendit les marches et caressa quelques visages. Ah ! Combien j’aurais voulu être dans les rangs du côté de la tribune pour être touché par cette main blanche du chef de l’Etat. Ça portait certainement bonheur d’être touché par la main de cet homme qui, à lui seul, a tiré le pays des griffes de la colonisation.

Pourquoi n’ai-je pas été au bon moment à la bonne place pour être béni par la main de celui qu’on nommait déjà le père de la nation ! Mon cœur était serré par l’émotion et la colère de ma malchance.

Dans la tribune, j’ai remarqué aussi la présence de Ahmed Lemtarnech. Il applaudissait aussi et semblait très ému par ce tableau national émouvant. Il y avait aussi des officiers blancs, qui portaient toutes les étoiles de notre galaxie sur les épaules et les poitrines.

D’autres personnalités qui avaient toutes, un profond air de respect et de dignité.

Puis vint le tour des forces armées et de sécurité Les you-you fusèrent de plus belle et de toutes part. La foule était en liesse. C’était le délire de toute une nation qui respirait pour la première fois l’air de la liberté.

Les différents corps, chacun distingué par une tenue militaire différente, défilèrent devant nous, dans une apothéose collective, indescriptibles. Ces centaines de jeunes de notre pays dans leurs belles tenues militaires, martelaient le sol avec leurs rangers toutes neuves. Les points fermés par une noble détermination, ils donnaient un sentiment de sécurité et de fierté que je n’oublierai jamais.

L’avion « Le nord », pris d’une folie subite, couvrait maintenant tous les bruits et surgissait de toutes les directions. Les yeux se levaient à chacun des passages de l’oiseau métallique, qui planait dans le ciel, et qui donnait une preuve éclatante de la toute puissance de l’architecte de l’univers.

Puis vint le tour des agents de la fonction publique, puis les jardiniers, avec leurs chapeaux façonnés de légumes et de fruits. Les griots passèrent ensuite, portant leurs instruments traditionnels : des tidinits, des ardines, des nayfaras des rbab, des tam-tam…

Ils chantaient tous ensembles la passion et la gloire de la jeune nation. Les forgerons présentèrent des objets d’art, témoins d’un génie et d’une intelligence extraordinaire, qui ferait envie aux génies de l’univers.

Ces artisans du désert, n’ont rien à envier aux meilleurs ingénieurs du monde contemporain. Ils ont réussi à partir de rien à créer toutes les choses dont la société avait besoin pour sa vie quotidienne. Des formations de toutes les branches actives du pays passèrent sous nos yeux, enchantés par tant de gaieté contagieuse et collective Au début de l’après midi, nous retournâmes à l’école, séduits par toutes ces magnificences.

On nous distribua des boites de jus d’ananas et des biscuits sucrés. Ce sont les « langues de chat », nous a dit madame Zenabou l’une de nos institutrices. Quel nom alors!!! « langue de chat » Bof !!! Pensais-je, langue de chat ou langue de chien c’était vraiment délicieux.

C’était un cadeau de madame la présidente de la république. Il parait qu’elle s’appelle Mariam treize. Pourquoi ce treize?. Le président ne peut en avoir eu douze avant elle!! Peut importe! Elle était gentille de penser à nous en cette journée de tous les bonheurs. Qu’Allah lui accorde longue vie et treize demeures au Paradis.

Nous étions très heureux et déjà, au retour à la maison, je demandai à madame Mariem, l’institutrice du CP2, quand sera la prochaine fête de l’indépendance… Je ne pouvais savoir que les 28 novembre vont se succéder des années et des années encore, que la cadence nationale allait perdre beaucoup de sa cohésion pour secouer les mêmes chemins, mais dans un désordre triste, irrégulier et contradictoire. La descendance a trahit le pacte initial de l’ascendance. Allah m’a accordé cette vie pour en être témoin, mais aucune indépendance ne m’a autant accroché que celle durant laquelle j’ai senti que toute la Mauritanie de haut en bas, respirait par son 28 novembre en même temps et a la même cadence.

Mohamed Hanefi. Koweït.

Extrait de mon livre « Il était une fois la Mauritanie. »

Sur: http://mohamedhanefi.wordpress.com