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Sankara (1)Les événements de ces derniers jours sont-il l’épilogue d’une dualité historique, qui a marqué la mémoire collective des Burkinabè pendant plus de trente ans ? En 1983, le révolutionnaire Thomas Sankara prend le pouvoir dans le pays. Il deviendra une icône continentale. Mais après quatre ans de règne, il meurt dans un putsch qui conduit son compagnon d’armes Blaise Compaoré au pouvoir à sa place. Qui est responsable de l’assassinat du président Sankara ? Les historiens doivent s’emparer de la question, assure sur RFI l’ancien ministre Salif Diallo. De son côté, la compagne de Thomas Sankara demande, sur notre antenne également, que la justice soit enfin rendue.

Samedi 1er novembre, RFI avait pu s’entretenir par téléphone avec la compagne de Blaise Compaoré, Chantal. Elle avait alors confirmé avoir trouvé refuge à Yamoussoukro, en Côte d’Ivoire, avec son président démissionnaire de mari. Le lendemain, dimanche, une autre femme a pris la parole : celle de Thomas Sankara, prédécesseur de M. Compaoré. Mariam Sankara nous a confirmé être l’auteure d’une lettre datée de la veille, et adressée au peuple burkinabè. Dans cette missive, l’ancienne première dame écrit : « Chers compatriotes, vous venez de remporter une victoire sans précédent par cette insurrection populaire. » « En se référant à la révolution du 4 août (1983, soit l’arrivée au pouvoir de son mari, NDLR) la jeunesse burkinabè a réhabilité Thomas Sankara. »

Sur l’antenne de RFI, depuis Montpellier où elle réside désormais, Mariam Sankara explique : « Vous avez vu cette jeunesse, qui est partie mains levées devant les militaires qui avaient des armes et s’est battue pour cette victoire ? C’est la victoire de la jeunesse. Et quand on sait que certains de ces jeunes n’étaient pas nés quand Sankara était encore là, et que ces jeunes font référence à mon mari, qu’ils perpétuent cette mémoire, c’est une réhabilitation. Il est toujours là, il est toujours vivant. Ses idées sont toujours vivantes. Vous voyez, même la place où ils se réunissent ; cette place, le régime de Compaoré l’a appelée place de la Nation, alors que du temps de mon mari, c’était la place de la Révolution. Et ils l’appellent de nouveau place de la Révolution ! J’en suis très fière. »

Une histoire vieille de 27 ans

Mariam Sankara semble suivre l’évolution de l’insurrection burkinabè de près. D’où son appel à la « vigilance » : « Je demande à tous les acteurs, tous ceux qui ont contribué au départ de Blaise, au changement, d’être unis et vigilants afin que cette victoire aboutisse à des élections libres et transparentes. Effectivement, la situation est encore confuse au Burkina Faso. Mais je pense que les choses vont rentrer dans l’ordre rapidement, et je sais qu’au Burkina, rien ne sera plus comme avant. Jusqu’à présent, il y a des discussions, il y a le flou. C’est parce que le peuple a pris conscience de sa victoire. Donc, ça se passera dans l’intérêt du peuple, comme le peuple le veut. Cela prendra le temps qu’il faut, mais j’ai confiance. »

Nul doute : la veuve du président Sankara est satisfaite du départ de Blaise Compaoré. Sa chute marque pour elle la fin d’une période personnelle longue de 27 ans, commencée brutalement par la mort de son mari : assassinat le 15 octobre 1987 lors d’un putsch qui conduira M. Compaoré, son frère d’armes, ministre et ami, à prendre la tête du pouvoir à sa place. « Je suis contente qu’il soit parti, dit Mariam Sankara à RFI, et surtout parti de cette manière, chassé par la population. Je ne m’y attendais pas. Lui qui pensait qu’il était intouchable, éternel. Que ce soit par une insurrection populaire que son régime prenne fin, c’est quand même quelque chose. »

Divergences politiques au sommet

Thomas Sankara, président charismatique du Burkina Faso et icône du panafricanisme, a pris le pouvoir à Ouagadougou dans la nuit du 4 août 1983, déposant au passage le président d’alors, Jean-Baptiste Ouédraogo, toujours en vie actuellement. Comme RFI l’a déjà écrit, en 1983, M. Sankara est appuyé par Blaise Compaoré et les hommes du CNEC. Selon les mots du leader de cette révolution, le putsch répond à « 23 années de néocolonisation ». Objectif : édifier un « Etat de démocratie populaire ». Le nom du pays est changé ; la Haute-Volta devient le Burkina Faso, « la patrie des hommes intègres ». Il est, dès lors, dirigé par le Conseil national de la révolution (CNR). Blaise Compaoré est ministre dans ce gouvernement révolutionnaire qui entend privilégier les plus fragiles, notamment les femmes et la jeunesse.

La révolution est d’abord accueillie avec enthousiasme par la population, mais elle s’essouffle rapidement. M. Compaoré, qui s’opposait à Thomas Sankara à propos de la direction à donner à la révolution, renverse le régime et prend le pouvoir le 15 octobre 1987. M. Sankara est tué avec 13 autres personnes ce jour-là. L’une des premières mesures que prend le nouveau président consiste à dissoudre le CNR. Le nouveau régime dénommé Front populaire entend opérer une « rectification » du processus révolutionnaire. Les éléments sankaristes sont réprimés jusque dans l’armée, et la politique économique et sociale du pays se droitise. Le nouveau gouvernement renoue avec la chefferie coutumière dont Sankara avait aboli les privilèges. Il donne aussi des gages aux hommes d’affaires, qui seront les principaux bénéficiaires des privatisations d’entreprises d’Etat lancées au début des années 1990.

« Sankara a commis aussi des erreurs »

Le duo Compaoré-Sankara aura marqué l’imaginaire collectif du Burkina Faso pendant plus de trente ans.Vendredi 31 octobre 2014, jour de la chute du président Compaoré, l’éditorialiste Afrique de RFI Jean-Baptiste Placca a décrit sur notre antenne cette rivalité historique : « Je pense qu’au départ, ils devaient tous avoir la même sincérité révolutionnaire si l’on ose dire. La réalité est que Thomas Sankara était dans le discours qui enflammait les foules, et Blaise Compaoré était dans l’action. Un certain nombre de décisions annoncées par Thomas Sankara étaient mises en oeuvre par Blaise Compaoré. Jusqu’à l’assassinat de Sankara, personne ne doutait de la fraternité, de l’amitié entre ces deux hommes. »

Au moment où Jean-Baptiste Placca tenait ces propos vendredi à l’antenne, un ancien ministre burkinabè écoutait, à l’autre bout du combiné téléphonique. Son nom : Salif Diallo, ancien bras droit de Blaise Compaoré passé dans l’opposition il y a cinq ans. RFI tentera à plusieurs reprises de lui demander son sentiment en direct, au sujet de l’assassinat de Thomas Sankara. Jean-Baptiste Placca rappellera notamment qu’en 1987, « c’est lui qui nous expliquait, dans nos chambres d’hôtel à Ouaga, ce qui s’était passé, en quelque sorte. » Qui est responsable de la mort de Thomas Sankara ? Salif Diallo ne répondra pas, concédant néanmoins que les historiens devraient désormais s’emparer de la question. (écouter l’échange audio en bas de cet article)

« Tous les Burkinabè, même ceux qui étaient au pouvoir, reconnaissent aujourd’hui que Thomas Sankara était un grand patriote, un révolutionnaire, confie en revanche M. Diallo. A ce niveau, il n’y a même pas de débat. Mais nous disons qu’il a commis aussi des erreurs, à un moment donné, et c’est ce qui a mené aux affrontements de 1987. Il faut aussi le dire : la révolution d’août 1983 a été menée sur des bases politiques et idéologiques nébuleuses. Il y avait plusieurs composantes, plusieurs groupuscules idéologiques et politiques, qui étaient dans le CNR et qui utilisaient le paravent militaire pour assouvir leurs desseins politiques ou idéologiques. »

« Répondre de ses actes et de ses crimes de sang »

Au sujet de celui qu’elle appelle parfois simplement « Blaise », Mariam Sankara a écrit le 1er novembre les mots suivants : « L’image de médiateur dans la sous-région dont s’était drapé (Blaise Compaoré) ne doit en aucun cas le disculper. Et dire qu’en 2012, il a même caressé l’idée d’avoir le prix Nobel de la paix comme s’il oubliait tous les crimes ourdis depuis 1987. Ce monsieur qui était sollicité comme médiateur dans les conflits était en réalité celui qui les attisait. Des pays comme l’Angola, le Liberia, la Sierra Leone, la Guinée, le Mali et la Côte d’Ivoire où il a trouvé refuge ont subi ses manœuvres de déstabilisation. Non, il ne doit pas couler des jours paisibles à Yamoussoukro. Il doit répondre de ses actes et de ses crimes de sang. »

A l’antenne de RFI, elle confirme ces propos : « Il faut qu’il soit traduit en justice pour les crimes dont il est responsable. Il y a l’assassinat de mon mari ; l’affaire Thomas Sankara est pendante au niveau des juridictions burkinabè, parce qu’il y a eu toujours déni de justice. Il y a aussi le dossier de Norbert Zongo, et j’espère aussi que les familles éplorées des victimes du 30 (octobre 2014, NDLR) vont demander justice. » Elle les « exhorte » à le faire.

« Je crains que Blaise échappe à la justice, ajoute Mariam Sankara. Il bénéficie de soutiens au niveau international, parce qu’il passait pour un médiateur dans certains pays de la sous-région. Mais en attendant, Blaise Compaoré était aussi cette personne qui participait à la déstabilisation de ces pays. Avec mes avocats, nous allons continuer à nous battre jusqu’à ce que Blaise soit jugé pour ce qu’il est exactement, pour ce qu’il a fait, parce que ce n’est pas possible qu’il ait participé aux conflits en Côte d’Ivoire, en Sierra Leone, au Liberia, et qu’il s’en sorte tranquillement. Qu’il reste tranquillement en Côte d’Ivoire ? Non, ce n’est pas juste. »

« Ils étaient des révolutionnaires »

Depuis la disparition de Thomas Sankara en 1987, l’épouse de l’ancien leader burkinabè n’a cessé de demander qu’une enquête soit menée pour déterminer les causes de la mort de son mari. Malgré le soutien du Comité des droits de l’homme de l’ONU en 2006, aucune enquête n’a jamais été lancée au Burkina Faso. Une première plainte pour assassinat a pourtant été déposée en 1997, dix ans après les faits. En 2010, Mariam Sankara a demandé à la justice burkinabè que le corps de son mari soit exhumé. Mais en avril dernier, le tribunal de grande instance de Ouagadougou s’est déclaré incompétent pour trancher le litige qui oppose la veuve et les enfants de Thomas Sankara à l’Etat burkinabè. Pour les proches, la justice burkinabè freine la procédure.

Accusé d’être le cerveau derrière la disparition tragique de son ami, Blaise Compaoré a toujours nié son implication dans ce meurtre. Il s’agit pour lui d’un « accident ». Les accusations font aussi état d’une intervention étrangère et désignent les Libériens Charles Taylor et Prince Johnson, voire même le président ivoirien de l’époque Félix Houphouët-Boigny. Vingt-sept années après, le mystère sur l’assassinat de Thomas Sankara reste entier. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies a condamné le Burkina pour « refus d’enquêter sur les circonstances de la mort de l’ancien chef de l’Etat ».

« C’était une révolution », décrypte le journaliste Jean-Baptiste Placca. Sauf que « quand Compaoré est arrivé, il a parlé de rectification », ajoute-t-il. « Et donc, c’était des révolutionnaires qui, à un moment donné, ne s’entendaient plus. Il y avait donc deux camps, le camp de Compaoré et celui de Sankara. Ils étaient à couteaux tirés, et en l’occurrence, c’est celui qui a tiré le premier qui a eu raison de l’autre. Le 15 octobre 1987, je pense que Compaoré et les siens auraient pu être liquidés. Auquel cas, c’est Sankara qui aurait eu gain de cause. Voilà, les révolutionnaires se sont entretués, et le survivant a gouverné. Sauf que dans la démarche politique de Compaoré, ensuite, on n’a plus rien retrouvé de la révolution. Bon, on ne peut pas le lui reprocher, parce qu’il a quand même conduit son pays, encore une fois quand même. Il l’a un peu mis dans la lumière. »